Marc Domage

13 janvier - 18 mars 2007

Chuuut, écouuute, la croûûûte

Le Carré, Chapelle du Geneteil, Château-Gontier-sur-Mayenne (FR)

Type

Exposition personnelle

Commissariat d'exposition

Bertrand Godot

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Communiqué de presse

Dans un épisode de la série Nip/Tuck, un terrible crash d'avion fait un nombre considérable de victimes. Celles-ci se retrouvent entassées ; gémissantes, agonisantes, tétanisées, endommagées, dans un gymnase désaffecté. Parmi elles se trouve une accidentée blonde platine, dans le coma, au visage brûlé, que Julia MacNamara (la jolie femme de l'un de deux chirurgiens plastique héros de la série) pense être sa mère : Erica Noughton, une femme éminemment belle et égoïste, glaciale telle une héroïne hitchcockienne. Julia engage avec la mutique Erica un monologue, une confession pétrie de rancœur, de jalousie, de regrets. Puis, alors que celle qu'elle croit être sa mère semble sortir du coma, en émettant une série de râles plutôt terrifiants, sa fille l'étouffe en pressant un oreiller sur son visage calciné.

Pourquoi ouvrir ce texte sur la sculpture d'Anita Molinero par un récit de série TV américaine ? Par mimétisme. L'épisode en question exhibe une dévastation par les flammes qui serait la métaphore de la méthodologie de l'artiste, soit un type de destruction emblématique d'un temps à la fois archaïsant et technologiquement avancé. Mais aussi pour envisager la relation particulière et essentielle que cette œuvre entretient avec le "populaire". Et parce qu'avec les œuvres d'Anita Molinero tout comme dans cet opus dramatique de Nip/Tuck (qui est, par ailleurs, une série invraisemblablement exagérative, tant dans le scénario que dans le jeu ou que le physique des acteurs), on assiste au spectacle outré et excessif de la tragédie contemporaine. La tragédie tragique du plastique.

Bien sûr, toutes ces approches sont inextricablement liées. Le drama télévisuel américain imbrique les figures tragiques féminines comme les blockbusters compilent les effets spéciaux. Les ressorts de ces cinémas populaires résident dans la récurrence de leurs figures, de leurs formats, de leurs mécanismes, tandis que cette récurrence s'arrime au temps le plus présent. Molinero pratique, quant à elle, depuis plus d'une dizaine d'années - et de façon volontiers systématique -, ce qu'elle appelle une "sculpture d'effets", après avoir longtemps travaillé à partir de la viscosité sale de la rue, composant avec ses rebuts et ses textures malformées (matelas en mousse, vêtements, parpaings, emballage de hamburgers, jerricans, ...) . Ces premières sculptures rappellent d'ailleurs un autre genre de feuilleton populaire : les romans de Dickens et leur pléthore de gosses moches, arrogants et joyeux ; abîmés, déformés par les rues de Londres. Sauf que l'art de Molinero n'est pas une peinture sociale, et n'exploite ni le passé ni le pittoresque. Il consacre au contraire les fragments de cette sous-culture comme "pure" sous -matière, une limbe dotée de sa propre autonomie et d'une motricité indépendante des contextes culturels, de leur morale. En bref : il ne produit pas de commentaires. L'attitude qui préside à cette œuvre est proche de celle d'une artiste comme Isa Genzken, qui soupirait récemment dans une interview : "Oh dear, content..." (qui pourrait se traduire par quelque chose comme : "Oh la la ! Encore cette question du contenu !"). Genzken partage avec Molinero cette capacité à utiliser des fragments de matériaux et d'objets hyper figuratifs, sans se reposer une construction narrative pour les assembler et les justifier. Chez ces deux artistes, la forme prime sur le "contenu", mais on ne se retrouve pas pour autant face à des pièces dont le référentiel convergent serait l'art (pour l'art). Au contraire, il s'agit pour elles de se confronter à la réalité contemporaine (de l'architecture, des matériaux, de la vitesse, de la rue, de la communication visuelle...) , voire d'établir une relation compétitive entre les objets qu'elles produisent à l'atelier et ceux qui dérivent de la production de masse et de l'industrie culturelle.

"Mes [sculptures] doivent être au moins aussi bonnes que ces publicités" déclarait encore Isa Genzken au sujet de la relation qu'elle établissait au début des années 80 entre ses sculptures minimales (les Ellipsoides) et une série d'images trouvées dans les magazines, vantant les mérites de systèmes hi-fi high tech.

Revenons-en à la sculpture d'effets. Un nuage radioactif passe, traverse la vieille Europe et change le travail de cette artiste, pourtant peu encline à "suivre" quoi ce soit. A partir de Tchernobyl, Molinero délaisse les "choses" trouvées et usées pour des plexiglas, des mousses extrudées et des polystyr-nes juste sortis de leurs unités de production délocalisées, parfaitement standardisés et partagés. "Tout le monde utiliait des peintures Krylon Spray. Sol [Lewitt] utilisait une laque industrielle. Dans son idée, tout devait être détruit après l'exposition. Faire un feu de bois dans le cas de Sol, retourner chez le quincailler dans le cas de Flavin. C'était une sorte de matérialisme utopique (...)" raconte Dan Graham au sujet d'un certain art de la fin des années 60. Reprenant à son compte les fondements de la sculpture minimale, à savoir l'usage méthodique des matières dites "première" et son corollaire : le rejet de l'objet d'art en tant que fétiche, elle endosse aussi ses pires critiques : ce que Michael Fried désignait dans le célèbre Art & Objecthood comme sa "théâtralité". Car cette théâtralité inhérente au minimalisme, elle la surjoue de plusieurs façons, jusqu'à en faire un genre particulier de tragédie.

Elle inflige à ces simulacres de sculptures minimales les pires outrages, par le feu. Le Cool Art est réchauffé à l'extrême, si vous permettez. Impossible de ne pas voir dans cette méthodologie et sa gestualité, à la fois violente et détachée, la résurgence inopinée d'un expressionnisme. Impossible de ne pas envisager une analogie entre les postures de ces formes disloquées et les images des patientes contorsionnées de Charcot. Impossible de ne pas espérer, dans cette agressivité mutique de la brûlure, la manifestation d'une implacable revanche féminine sur un héritage sculptural essentiellement masculin. Et, plus prosaïquement, impossible de ramener ces matières, trop transformées, chez "le quincaillier", ni à l'usine, ni nulle part, ce qui est déjà une façon d'excéder le cadre fixé par l'art minimal. Si ce dernier, dans ses principes, avec son "matérialisme utopique" et sa réduction des moyens, peut apparaître comme l'expression d'un puritanisme -d'essence américaine -, alors l'art d'Anita Molinero est sa déviance et son cauchemar. Disons, pour prolonger la métaphore religieuse, qu'il est à l'art minimal ce que les sorcières de Salem furent au puritanisme, c'est-à-dire à la fois sa synthèse, son condensé, et l'expression incontrôlable de son refoulé.

Ainsi, tout ce que l'art minimal a pu réprimer ressurgit dans ses sculptures, à commencer par la couleur, "criarde", comme le dit elle-même l'artiste. Avec leur excès de couleurs, d'effets, de plastique, et de postures, elles sont beaucoup trop maquillées, trop voyantes, trop encombrantes, à l'instar des héroïnes des TV dramas dont j'ai parlé. Et pourtant, elles exhibent tout ce qu'il y a à voir, ne dissimulent rien ; what you see is what you see. Ce ne sont donc pas des travestis, ni des drag queens, en dépit de leur outrance, mais plutôt des transformistes. Elles sont très rapidement passées d'un état à un autre, à l'instar du terminator féminin de Terminator 3, qui navigue de l'état de tueuse à celui d'une flaque de mercure, fond, se disloque, se re-solidifie et se désagrège à nouveau, tout en ne cessant pas d'avancer et de détruire.

Il s'agit bien de destruction ici, qu'il s'agisse des procédures ou de leurs effets. Une forme de destruction simultanément exacerbée et artificielle, délibérément glamour voire esthétisante, qui rappellerait les monochromes bousillés de Steven Parrino, son obstination à s'approprier les cadavres (corpses) de l'abstraction et à réinvestir brutalement l'espace physique de la pratique artistique. Cette physicalité se joue, là encore, dans sa théâtralité, elle relève d'une pose. Brandir un chalumeau ou froisser des métaux et des plastiques chez Molinero, faire marcher une femme chaussée de talons aiguille sur une toile ou briser des panneaux de bois laqués de noir chez Parrino, tout cela relève d'une mise en scène, d'un simulacre tout à fait particulier, d'un "théâtre tout à la fois joué et vécu", selon l'expression consacrée de Michel Leiris, c'est-à-dire capable de distanciation et rechargé "physiquement". Soit une négociation entre le minimalisme et l'expressionisme, entre le pop et l'informalisme (ou le déformalisme), "un conflit non résolu du pop et de l'informel, l'arrogance serait pop, la défaillance informelle".

Du pop, Molinero aurait donc gardé le versant le plus susceptible d'être détérioré et le plus perturbant. Handy (2007), vieux modèle d'un fauteuil roulant recouvert d'une large feuille d'aluminium froissée et brûlée, sculpture littéralement handicapée, donc défaillante, trop petite d'ailleurs, rappelle étrangement les Electric Chairs de Warhol. La portée tragique de ces dernières se mesure d'ailleurs à l'aune du silence trouble et presque aveuglant qu'elles imposent, en demeurant néanmoins pure surface : des images. "Pour moi, je garde la glaciale et mutique brûlure du polystyrène insaisissablement extrudé", concluait-elle un jour assez tragiquement.

Texte de Lili Reynaud Dewar

Bibliographie

Chuuut, écouuute, la croûûûte, ouvrage publié à l'occasion de l'exposition d'Anita Molinero organisée par Le Carré, scène nationale, à la Chapelle du Genêteil, centre d'art contemporain de Château-Gontier

Crédits

Marc Domage