Rebecca Fanuele

11 mars - 29 avril 2023

Les Larmes de Louise

Galerie Christophe Gaillard, Paris (FR)

Type

Exposition personnelle

Commissariat d'exposition

Camille Gouget, Christophe Gaillard

Vues d'exposition

No items found.

Communiqué de presse

AnitaMolinero ou les morsures du polystyrène extrudé

 

« Rentre ta langue tu vas marcher dessus[1] »

Annie-La-Pomme

 

 

Les 20 cabines téléphoniques Rendez-vous ont été exposéespour la première fois à la Biennale du Havre, en 2008, en différents points dela ville. Son commissaire David Perreau les avait repérées, à l’état de projet,en 2003, lors d’une commission de commande publique pour un impersonnel campus.Anticipant les effets cruels causés par l’accélération de la privatisationsauvage de France Telecom (entraînant le premier grand démantèlement d’infrastructurespubliques ainsi qu’une vaste série de suicides des salarié.es[2]),Anita Molinero désolidarise les cabines de leur fonction d’appels, et leur accordeun nouveau statut qu’elle baptise : sculptures SMS. Peupléespar des formes larvaires, organiques qui poursuivraient leur mutation, elles sesont métamorphosées. La transparence des 3 unités France Telecom disposées ennid d’abeille (caractéristique du module 601 SP), offre une perspective fortesur les containers à poubelles fondus, liquéfiés, léchés, troués par l’effet duchalumeau… Frontalement exposées, les formes-objets (rouges, bleus, cacasd’oie, noires etc.) suspendues et éclairées s’offrent au premier coup d’œilet s’imposent comme un lieu de rencontre : RV Cab Alien. Si la transmutationdu solide au liquide des matériaux plastique est souvent rapprochée parl’artiste des effets spéciaux que l’on retrouve dans les films de genre (Terminator2 et Alien 3), elle rappelle tout autant des références pluslittéraires comme L’histoire de l’œil et Madame Edwarda deGeorges Bataille. En effet, ces sculptures tendent vers l’informel sans jamaisl’atteindre complètement (le container poubelle reste malgré tout identifiable)et, ce grâce à leur qualité d’exciter l’œil. A ce sujet, Anita Molinerorenchérit dans son dossier de commande 1% : « elle [ la sculpture ]fait agir l’œil comme organe sexuel, comme le dirait Bataille ; l’œil aubout du gland et / ou l’œil ouvert du vagin (tirer un coup). »

L’échelle 1 de la cabine téléphonique a été conçue pour nous accueillir,protéger et nous isoler du reste du monde, créant ainsi une prothèse en dur,une carapace architecturée. De sorte qu’elles peuplent de manière fantomatiquetoute une ville industrielle - ou, aujourd’hui, une galerie - de la même façonqu’en 1993, à la Chapelle des Lazaristes, au CCC de Tours, les matelas enmousse jaune-orange sale s’apparentaient à des couches de fortune abandonnéespar des personnes errantes. Xavier Douroux dira de cette exposition qu’avec FranckGautherot, ils n’étaient pas préparés à ce qu’ils allaient voir. Le lieuétait infernal, l’exposition impossible et il ne sût pas cequ’il avait regardé. Le co-fondateur du Consortium venait de découvrir desgestes qui dévoilaient une obstination forcenée, révélatrice d’une endurancevitaliste à… refuser : refuser la sculpture du beau, du spectaculaire, de labêtise, la sculpture savante. Anita Molinero laissait ces choses (commeelle aimait à les nommer au début) s’amonceler, se déposer au sol, au plus prèsde l’état dans lequel elles avaient été trouvées, c’est-à-dire SansDétermination Fixe, SDF, surenchérira Xavier Douroux, lors de l’exposition CountrySculpture, en 1994, au Consortium avec Stella, Chamberlain, Grosvenor,Visser, Pages. La jeune artiste entretenait avec ses mains une détermination àdésapprendre toute logique et tout langage, relançant sans cesse le flux du paroù ça (la sculpture) passe. Pourtant, même consignées à l’étatd’abandon, toutes ces choses appellent à la prise en mains ou au mouvementavec son pied, celui qui repousse après avoir butté dedans ; elles dessinentdes empreintes de corps et font entendre des cris, des paroles proférées sansarticulation. Un avant du langage à l’image des dessins-poésies cruelsd’Antonin Artaud (ancien interné à Rhodez, livré au sort des psychiatriquestout puissants) auxquels nous n’étions pas non plus préparés.

 

En 1995, avec l’arrivée des pistolets chauffants, les matériauxindustriels ont pris de plus en plus de place. Ses pièces précédentes luiapparaissent dès lors comme des arrangements posés, attachés qui ne luiprocurent plus que de la lassitude. Par la suite, l’altération, la fonte et labrûlure des murs de Vénilia prennent le pas (le tricolore vert, noir et rouge àla galerie bordelaise Triangle en 2000 et, celui spectaculaire du SPOT auHavre, en 2001). Les plaques de polystyrène extrudé roses et bleues délavéess’imposent en majesté au Grand Café de Saint Nazaire et contredisent lemouvement d’aseptisation des villes par un design urbain de plus en plus rompuà l’idéologie sécuritaire. Dans ce contexte, Anita Molinero confie à SophieLegrand-Jacques sa recherche de la sculpture de l’effet, un duel ausoleil où l’artiste exulte et vocifère face aux qualités pérennes dupolystyrène dont avoue-t-elle : « tu ne te débarrasses pas comme ça,comme le bronze. » Dans l’atelier, son goût des jeux de langue par oppositionaux jeux de mots bien français se déploie, et tout un imaginaire libidinalafflue pour se mettre en action… Et là se forment des yeux exorbités, deslangues outrées, des bouches tordues, des cris contrariés qui donnent àentendre (contrairement au langage rationnel) l’inentendable,l’insoutenable : « Le mutisme implacablede la forme » synthétise Anita Molinero « obligerait le matériau àune torsion violente, langue tirée, langue convulsive au fond des poubelles […] Au fond, je continue de rechercher la langue àl’intérieur du langage et à l’extérioriser dans ma sculpture[3]. »

Géraldine Gourbe

 

[1]Annie, héroïne de Grande dame d’un jour (1933) de Capra, vend des pommes à Time Square oùelle survit.

[2]Cf. à ce sujet la brillante analyse de Fanny Lopez, A bout de flux, ed. Divergences,Paris, 2022.

[3]« Entretien », juin 2004 in catalogue Anita Molinero,co-édition FRAC Limoges, Grand-Café Saint-Nazaire, SPOT Havre, Parvis, Ibos,2004, p.74.

Bibliographie

Crédits

Rebecca Fanuele