Marc Domage
18 septembre - 14 novembre 2021
Dérangée
Type
Exposition personnelle
Commissariat d'exposition
Jonathan Loppin
Liste des oeuvres
Communiqué de presse
ABSTRAîTRE
Anita Molinero est sculpteur... sculptrice... ça se dit ? Bref Anita est artiste, pour sûr !
Par esprit de contradiction j’ai décidé de débuter l’exposition « Dérangée » par un salon de « peinture » : la plus grande salle de L’Académie du SHED n’a rien au sol, tout est sur les murs.
« Sculpture is something you bump into when you back up to look at a painting. » On peut traduire cette citation de Barnett Newman1 par : « La sculpture est quelque chose sur quoi l’on bute pour regarder une peinture ». Dans cette première salle de l’exposition, il n’y a aucun problème, on peut reculer autant que l’on veut, on ne bute sur absolument rien pour admirer toute la palette picturale de l’artiste.
Tout dans cette citation parle du travail d’Anita Molinero : c’est juste, plein d’humour jusqu’à la moquerie, ambigu sur le rapport qu’entretiennent ces deux « poids lourds » de l’histoire de l’art que sont la peinture et la sculpture, cela parle du rapport à l’espace et plus précisément de l’espace d’exposition et enfin c’est tellement terre-à-terre !
Anita Molinero a les pieds sur terre, les choses sont simples, efficaces, ce que l’on voit est... ce que l’on voit. Quand ça ne tient pas, elle cale. Quand ça ne rentre pas, elle coupe. Quand ça ne colle pas, elle soude. Quand ce n’est pas assez haut, elle superpose. Quand ça l’est trop, elle écrase. Et surtout, quand elle n’a pas de titre pour ses oeuvres, elle les nomme Sans titre.
Anita est une grande coloriste, sans pratiquement jamais produire sa « propre couleur ». La chaleur lui permet d’exprimer toutes les variations d’une couleur « imposée » par la matière elle-même. Une palette de teintes naturelles apparaît grâce à cette opération. Le bleu clair des Croûûûtes criardes saison bleue passe au bleu marine sous la chaleur. Le vert translucide de leur cadre le modifie lui aussi, selon l’angle où nous regardons. Mais vu que l’artiste ne s’impose aucune règle et aucun dogme, il lui arrive aussi d’ajouter de la peinture et de brouiller les pistes.2
Dans cette première salle de L’Académie nous pouvons admirer tout ce qu’elle est capable de produire en terme pictural. Nous sommes face à une explosion de couleurs, de matières, de collages, d’assemblages et autres compositions qui nous font voir les objets du quotidien, les rebuts, les déchets, autrement. Le beau et l’élégance peuvent surgir de nulle part, Anita nous le prouve à chaque instant. Le banal devient exceptionnel, la trace devient geste et la maîtrise de la déformation et de la limite devient style. Anita a un style, sans aucun doute.
La suite de l’exposition nous invite à redécouvrir ses « classiques » et deux pièces plutôt singulières. La Grosse bleue porte bien son nom, elle est énorme et bleue. Nous sommes ici face à une échelle qu’Anita a plus souvent l’habitude de côtoyer. La Grosse bleue s’impose, nous écrase et vient faire dérailler les proportions de cette salle : ces objets n’ont visiblement rien à faire là et c’est ce qui est bien. D’ailleurs, on sait à peine ce que sont ces trucs. La Grosse bleue est deux et a toujours été deux. Par contre, c’est la quatrième version de cette pièce : Anita Molinero s’autorise à retravailler ses oeuvres, aussi bien la matière elle-même que la façon de les présenter. La Grosse bleue a pu être, par exemple, montrée : les deux formes suspendues l’une au-dessus de l’autre, au Palais de Tokyo ; au sol avec une des parties à l’horizontale et l’autre à la verticale, à la Galerie Thomas Bernard.
Ces deux cuves industrielles sont censées être enterrées et de surcroît, dans des usines. Ce genre d’objets ne nous est pas familier, tout comme le polystyrène d’isolation qui, après achat, généralement par des professionnels, finit caché dans nos murs et plafonds. Pour Anita Molinero c’est son quotidien : elle a beaucoup d’affection pour ces objets laissés pour compte, ces matières improbables et non nobles par excellence, un « anti-marbre » en quelque sorte. Anita Molinero jubile dans les casses automobiles, les usines de plastique et les dépôts de fournisseurs professionnels. Elle aime les rebuts, les chutes, les déchets et leurs contenants.
Oui, Anita a depuis de nombreuses années, une relation particulière à la poubelle en plastique. La poubelle est son objet totem, une sorte de doudou ou de madeleine de sa carrière artistique. Les poubelles sont là, dans nos rues, autour de nos maisons, dans des garages, dans des locaux dédiés, cachées souvent, très en vue parfois. Elles le sont beaucoup moins dans les galeries, les centres d’art et les musées. Contrairement aux objets et matières mystérieuses, il nous est impossible de ne pas reconnaître les poubelles en plastique, de par leur forme et leur couleur. Anita les déforme, les assemble, les chauffe, voire les brûle. Les poubelles deviennent des lustres, des fontaines, des murs ou des sculptures proches de la statuaire. Pendant l’accrochage, dans le parc de L’Académie où l’équipe du SHED nettoie ces fameuses poubelles, une femme s’approche de moi et me demande timidement :
- « Qu’est-ce que cela représente ?
- Euh … Une poubelle... »
Une gêne réciproque s’installe : elle n’a pas su reconnaître une poubelle ; je n’ai pas su dire que c’était une sculpture abstraite.
Dans les deux dernières salles, les poubelles sont à l’honneur. La première, Sans Titre de la mort, semble vouloir s’envoler, Anita a triplé sa largeur initiale en l’étirant sur les côtés. Une sorte d’envol surréaliste vert dans une salle arborant un beau parquet, des moulures et une cheminée : un choc esthétique en quelque sorte. L’impression se répète dans la dernière salle de l’exposition avec un autre type de poubelle, plus discrète que la première.
Deux oeuvres exposées dans et sur les cheminées des deuxième et troisième salles, montrent de façon exemplaire à quel point Anita est capable de se réinventer, de sortir des sentiers que ceux qui suivent son travail, depuis de nombreuses années, connaissent. Là, se trouvent des pièces étranges : le déchet d’une usine de plastique face à son double en bronze, faisant office de chenets ; un assemblage improbable de fers à béton et de fourrure animale, sorte d’objet magique trônant sur une cheminée bourgeoise.
Enfin, comme à chaque fois, le SHED propose aux artistes invités de produire une édition, un multiple que l’on peut vendre. Nous avons choisi avec Anita d’éditer en dix exemplaires une petite impression 3D, numérotée et signée, où l’on voit Anita, assise sur une poubelle, en train de fumer : ça s’appelle De Murano à Haribo et ça dit tout.
Jonathan Loppin
1. Célèbre peintre américain et figure de l’expressionnisme abstrait (1905-1970). Cette citation est parfois attribuée à Ad Reinhart (1913-1967), autre immense peintre, lui aussi américain, lui aussi new-yorkais mais représentant plutôt l’art minimal et conceptuel.
2. C’est le cas sur les Croûûûtes Criardes (acryliquées), et les Fonds de cuves de la première salle.
Bibliographie
Crédits
Marc Domage