1 / Rebecca Fanuele

2 et 3 / Romain Moncet

2021

Saskia

Casques de coiffure, mannequins en polycarbonate, fers à béton et socle en métal larmé

Dimensions

130 x 131 x 100 cm

Status of the work

Courtesy Galerie Christophe Gaillard

Bibliography

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L’Express / 6 avril 2022 Culture - Chronique Anita Molinero, l’éloge du plastoc au musée d’Art moderne de Paris / par Christophe Donner

Anita Molinero, Extrudia, Musée d’Art Moderne de Paris, 2022, Paris (FR) p.92

Citation d'Anita Molinero sur l'oeuvre :

« J’aime bien, de temps en temps, non pas représenter mais incarner des personnages de fiction féminins. Je l’ai fait avec l’oeuvre Tina, pour Tina Turner dans Mad Max. Mais je ne cherche pas à le faire. Il faut que j’aie une rencontre. Ma sculpture est une sculpture de rencontre, ce n’est pas une sculpture d’intention. Et je trouve génial le personnage de Saskia [dans le roman Les Furtifs, d’Alain Damasio] : la chasseuse qui finalement bascule, qui est aussi négociatrice, et surtout son rapport au son qui est quelque chose qui m’est complètement étranger. Un jour, en sortant ma chienne, je vois ces casques chez un coiffeur. On avait l’impression que c’était un énorme écouteur avec une forme complètement allongée, déjà très SF. Je me dis : “C’est Saskia.” J’avais fini de lire le livre et j’adorais ce personnage, mais je ne savais pas par quel bout la prendre, car je n’ai pas envie d’avoir une intention dessinée, mais là je me dis que c’est elle. En allant voir, je m’aperçois que la marque s’appelle Climazon, et je me dis que c’est un néologisme qui pourrait tout à fait convenir à Damasio. En pensant aux personnages des Furtifs, j’ai fait cette forme autour, qui est un polymère qui entre dans Saskia. Le fait qu’elle soit recroquevillée a été une surprise pendant que je l’ai faite, mais ça lui permet de rencontrer la forme furtive. C’est vraiment comme ça que ça se passe, je ne peux pas faire autrement. Je ne vais pas lister les qualités de Saskia en me disant qu’il faut qu’on les retrouve absolument. »

Texte écrit par Alain Damasio pour le catalogue d'exposition Anita Molinero, Extrudia, à propos de l'oeuvre Saskia :

"L’assassinat de Saskia Larsen par Anita Molinero, puisqu’il faut appeler les actes par leur nom, a légitimement tétanisé la critique éclairée. Ce meurtre reste une énigme incomprise et brouillée, que je veux essayer ici de clarifier. Naturellement, ceux qui ne connaissent pas les furtifs, ou qui, les connaissant, ne croient pas en leur existence, ne verront dans la sculpture qu’une énième œuvre de l’artiste, à l’élégance plissée et fondue. Ils croiront, sans le questionner, au récit roublard de l’artisane modeste : une machine de coiffeuse passée au four et au chalumeau, brutalisée par les torsions maniaques sur matériau-zombie imprimées par cette sorcière pétropunk qu’est Anita.

Ça vous suffit ? Je vous prie d’y regarder à deux fois. Et de m’écouter.

J’ai créé Saskia Larsen. Je l’ai inventée à la force de mes mots. Je l’ai portée à l’existence comme une héroïne de fiction. Anita, elle, en a fait un cadavre – magnifique certes – mais un cadavre. Elle a tué. Sans pitié. Ni remords. Avec cette suprême ironie qu’elle l’a peut-être fait… sans même le vouloir. Je voudrais développer ici mon hypothèse. Elle est complexe ? Oui. Quoique d’une implacable logique !

Rappelons la base : les furtifs sont des êtres de chair et de sons. Ils naissent d’une vibration fondamentale de la matière, et donc en particulier de l’air, qui s’appelle le frisson. Le frisson est une forme d’ADN sonore qui leur permet de mettre en résonance la matière autour d’eux pour la transformer. Ils la métabolisent ensuite par leur corps, changeant ainsi constamment de forme, de volume, de vitesse, de capacité. Lorsqu’un furtif est vu, qu’il se sait vu, il met de façon fulgurante en œuvre le mécanisme de sauvegarde de l’espèce, qui consiste à se porter à très haute température (1 400 °C) pour se figer dans un matériau irrécupérable en termes d’ADN (souvent la céramique, mais pas seulement). Ce mécanisme de survie, issu de l’évolution, rend impossible l’analyse de leur constitution vitale par le séquençage de leur génome. Ils n’ont donc jamais pu être utilisés ou clonés pour servir d’arme d’infiltration furtive, par l’armée française notamment.

Ou plutôt : son seul mérite est de l’avoir vue. De receler par-devers elle ce regard aléatoire, erratique, impossible à anticiper pour une furtive, qui allait se porter sur un espace où normalement aucun œil humain ne va spontanément se porter. Peut-être a-t-elle capté un bord de toit au moment où tout humain normalement constitué fixerait la rue ? Ou a-t-elle regardé devant elle plutôt que de se retourner vers le bruit de freins fictif (un leurre sonore classique des furtifs) qui l’appelait dans son dos ? Peut-être rêvassait-elle, plus trivialement, l’œil vide, vacant ?

Elle l’a vue. C’est tout ce qui compte. Elle a vu la furtive Saskia Larsen et le syndrome de la gorgone inversée a opéré ex abrupto : Saskia s’est pétrifiée. Elle n’a plus eu qu’à cueillir le cadavre et prétendre, sans aucune vergogne, être la créatrice d’une œuvre pour laquelle elle n’a même pas eu à lever la main ! Tout lui a été donné. En une fraction de seconde !

Je ne reviendrai pas sur l’ignominie de ce meurtre qui n’a été ni avoué, ni reconnu. Ni sur cette hypocrisie fabuleuse d’oser faire semblant d’avoir créé un furtif qu’on a soi-même tué et récupéré "gratos", tel quel. Un jour, l’Histoire de l’art jugera Anita pour son crime et ses mensonges, j’en suis convaincu.

Je voudrais tenter de finir sur une note positive. Car le cadavre de cette furtive hybridée qu’était devenue Saskia nous apprend quelque chose sur les métamorphoses de l’espèce et sur leur beauté. Si vous regardez attentivement le corps, il ne reste de sa partie humaine que les deux seins, rendus translucides par le Plexiglas, comme si la féminité sexuée avait été ce que Saskia voulait encore conserver de sa dimension humaine, tout en la rendant transparente et liquide, à la lisière du visible. La sporulation presque cancéreuse des écouteurs de son casque, que son métabolisme a agrandi et multiplié, trahit la poussée instinctive de Saskia vers une écoute amplifiée, ouverte et démesurée. Les ondes froissées et plissées, sublimes et crissantes, semblent ce que le son dans sa forme la plus raffinée devenait dans son corps, comme si rythmes et musicalité du monde avaient trouvé une transcription volumique possible, que la cruauté inconsciente d’Anita a figée pour l’éternité.

Il y a plus encore. Depuis Tishka Varèse, on sait qu’un furtif pétrifié peut être réanimé si l’on est capable de retrouver sur son corps le chemin du sillon qu’il a laissé pour qu’on le reparcourt, comme le diamant d’une tête de lecture sur un vinyle, afin d’en faire à nouveau sortir et jouer le frisson qui le constituait. Autrement dit, certains furtifs, au moment de mourir, tracent leur propre glyphe sonore à même leur corps, en espérant que quelqu’un le découvre et puisse le faire résonner à nouveau, pour qu’à nouveau le frisson monte en eux, vibrant leur chair plastique ou pétrique, qu’il s’y ressuscite, à l’instar d’une princesse endormie sous un baiser qui serait purement musical.

Je me surprends à contempler "l’œuvre" en y cherchant ce glyphe caché. Je ne renonce pas à l’idée de voler Saskia Larsen. De l’emmener dans une cabane clandestine des Alpes pour pouvoir explorer chaque pli de son corps transparent. Et parvenir à y dénicher ce mince sillon griffé ou gravé par lequel je pourrai la ramener à la vie. On a bien volé des Van Gogh. Vous ne protégerez pas Anita Molinero indéfiniment."

Alain Damasio, 2021

Bibliographie

L’Express / 6 avril 2022 Culture - Chronique Anita Molinero, l’éloge du plastoc au musée d’Art moderne de Paris / par Christophe Donner

Anita Molinero, Extrudia, Musée d’Art Moderne de Paris, 2022, Paris (FR) p.92

Citation d'Anita Molinero sur l'oeuvre :

« J’aime bien, de temps en temps, non pas représenter mais incarner des personnages de fiction féminins. Je l’ai fait avec l’oeuvre Tina, pour Tina Turner dans Mad Max. Mais je ne cherche pas à le faire. Il faut que j’aie une rencontre. Ma sculpture est une sculpture de rencontre, ce n’est pas une sculpture d’intention. Et je trouve génial le personnage de Saskia [dans le roman Les Furtifs, d’Alain Damasio] : la chasseuse qui finalement bascule, qui est aussi négociatrice, et surtout son rapport au son qui est quelque chose qui m’est complètement étranger. Un jour, en sortant ma chienne, je vois ces casques chez un coiffeur. On avait l’impression que c’était un énorme écouteur avec une forme complètement allongée, déjà très SF. Je me dis : “C’est Saskia.” J’avais fini de lire le livre et j’adorais ce personnage, mais je ne savais pas par quel bout la prendre, car je n’ai pas envie d’avoir une intention dessinée, mais là je me dis que c’est elle. En allant voir, je m’aperçois que la marque s’appelle Climazon, et je me dis que c’est un néologisme qui pourrait tout à fait convenir à Damasio. En pensant aux personnages des Furtifs, j’ai fait cette forme autour, qui est un polymère qui entre dans Saskia. Le fait qu’elle soit recroquevillée a été une surprise pendant que je l’ai faite, mais ça lui permet de rencontrer la forme furtive. C’est vraiment comme ça que ça se passe, je ne peux pas faire autrement. Je ne vais pas lister les qualités de Saskia en me disant qu’il faut qu’on les retrouve absolument. »

Texte écrit par Alain Damasio pour le catalogue d'exposition Anita Molinero, Extrudia, à propos de l'oeuvre Saskia :

"L’assassinat de Saskia Larsen par Anita Molinero, puisqu’il faut appeler les actes par leur nom, a légitimement tétanisé la critique éclairée. Ce meurtre reste une énigme incomprise et brouillée, que je veux essayer ici de clarifier. Naturellement, ceux qui ne connaissent pas les furtifs, ou qui, les connaissant, ne croient pas en leur existence, ne verront dans la sculpture qu’une énième œuvre de l’artiste, à l’élégance plissée et fondue. Ils croiront, sans le questionner, au récit roublard de l’artisane modeste : une machine de coiffeuse passée au four et au chalumeau, brutalisée par les torsions maniaques sur matériau-zombie imprimées par cette sorcière pétropunk qu’est Anita.

Ça vous suffit ? Je vous prie d’y regarder à deux fois. Et de m’écouter.

J’ai créé Saskia Larsen. Je l’ai inventée à la force de mes mots. Je l’ai portée à l’existence comme une héroïne de fiction. Anita, elle, en a fait un cadavre – magnifique certes – mais un cadavre. Elle a tué. Sans pitié. Ni remords. Avec cette suprême ironie qu’elle l’a peut-être fait… sans même le vouloir. Je voudrais développer ici mon hypothèse. Elle est complexe ? Oui. Quoique d’une implacable logique !

Rappelons la base : les furtifs sont des êtres de chair et de sons. Ils naissent d’une vibration fondamentale de la matière, et donc en particulier de l’air, qui s’appelle le frisson. Le frisson est une forme d’ADN sonore qui leur permet de mettre en résonance la matière autour d’eux pour la transformer. Ils la métabolisent ensuite par leur corps, changeant ainsi constamment de forme, de volume, de vitesse, de capacité. Lorsqu’un furtif est vu, qu’il se sait vu, il met de façon fulgurante en œuvre le mécanisme de sauvegarde de l’espèce, qui consiste à se porter à très haute température (1 400 °C) pour se figer dans un matériau irrécupérable en termes d’ADN (souvent la céramique, mais pas seulement). Ce mécanisme de survie, issu de l’évolution, rend impossible l’analyse de leur constitution vitale par le séquençage de leur génome. Ils n’ont donc jamais pu être utilisés ou clonés pour servir d’arme d’infiltration furtive, par l’armée française notamment.

Ou plutôt : son seul mérite est de l’avoir vue. De receler par-devers elle ce regard aléatoire, erratique, impossible à anticiper pour une furtive, qui allait se porter sur un espace où normalement aucun œil humain ne va spontanément se porter. Peut-être a-t-elle capté un bord de toit au moment où tout humain normalement constitué fixerait la rue ? Ou a-t-elle regardé devant elle plutôt que de se retourner vers le bruit de freins fictif (un leurre sonore classique des furtifs) qui l’appelait dans son dos ? Peut-être rêvassait-elle, plus trivialement, l’œil vide, vacant ?

Elle l’a vue. C’est tout ce qui compte. Elle a vu la furtive Saskia Larsen et le syndrome de la gorgone inversée a opéré ex abrupto : Saskia s’est pétrifiée. Elle n’a plus eu qu’à cueillir le cadavre et prétendre, sans aucune vergogne, être la créatrice d’une œuvre pour laquelle elle n’a même pas eu à lever la main ! Tout lui a été donné. En une fraction de seconde !

Je ne reviendrai pas sur l’ignominie de ce meurtre qui n’a été ni avoué, ni reconnu. Ni sur cette hypocrisie fabuleuse d’oser faire semblant d’avoir créé un furtif qu’on a soi-même tué et récupéré "gratos", tel quel. Un jour, l’Histoire de l’art jugera Anita pour son crime et ses mensonges, j’en suis convaincu.

Je voudrais tenter de finir sur une note positive. Car le cadavre de cette furtive hybridée qu’était devenue Saskia nous apprend quelque chose sur les métamorphoses de l’espèce et sur leur beauté. Si vous regardez attentivement le corps, il ne reste de sa partie humaine que les deux seins, rendus translucides par le Plexiglas, comme si la féminité sexuée avait été ce que Saskia voulait encore conserver de sa dimension humaine, tout en la rendant transparente et liquide, à la lisière du visible. La sporulation presque cancéreuse des écouteurs de son casque, que son métabolisme a agrandi et multiplié, trahit la poussée instinctive de Saskia vers une écoute amplifiée, ouverte et démesurée. Les ondes froissées et plissées, sublimes et crissantes, semblent ce que le son dans sa forme la plus raffinée devenait dans son corps, comme si rythmes et musicalité du monde avaient trouvé une transcription volumique possible, que la cruauté inconsciente d’Anita a figée pour l’éternité.

Il y a plus encore. Depuis Tishka Varèse, on sait qu’un furtif pétrifié peut être réanimé si l’on est capable de retrouver sur son corps le chemin du sillon qu’il a laissé pour qu’on le reparcourt, comme le diamant d’une tête de lecture sur un vinyle, afin d’en faire à nouveau sortir et jouer le frisson qui le constituait. Autrement dit, certains furtifs, au moment de mourir, tracent leur propre glyphe sonore à même leur corps, en espérant que quelqu’un le découvre et puisse le faire résonner à nouveau, pour qu’à nouveau le frisson monte en eux, vibrant leur chair plastique ou pétrique, qu’il s’y ressuscite, à l’instar d’une princesse endormie sous un baiser qui serait purement musical.

Je me surprends à contempler "l’œuvre" en y cherchant ce glyphe caché. Je ne renonce pas à l’idée de voler Saskia Larsen. De l’emmener dans une cabane clandestine des Alpes pour pouvoir explorer chaque pli de son corps transparent. Et parvenir à y dénicher ce mince sillon griffé ou gravé par lequel je pourrai la ramener à la vie. On a bien volé des Van Gogh. Vous ne protégerez pas Anita Molinero indéfiniment."

Alain Damasio, 2021