1er juin - 23 juillet 1995

Anita Molinero : Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris

Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (FR)

Type

Exposition personnelle

Exhibition curator

Carole Croënne

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Press release

ANITA MOLINERO - EAU DE JAVEL

Par Ramon Tio Bellido, avril 1995

En mai 1992, dans un texte présentant les artistes que j'avais sélectionnés pour l'exposition « Frontiera 1'92 » à Bolzano, je concluais approximativement en ces termes le court passage consacré au travail d'Anita Molinero: « ... ses œuvres se détiennent dans une réalité ostensible, obscène, qui les écarte d'emblée de toute évaluation d'une esthétique du "junk", se contentant d'être en quelque sorte à la poétique des villes ce que les bouses de vaches sont au charme de la campagne... »

Cet envol, en forme de boutade, semble cependant pouvoir toujours qualifier l'essence du travail poursuivi et développé par Anita Molinero aujourd'hui, dont la pertinence, l'acuité, la nécessité, pourrions-nous ajouter, proviennent pour une grande part de la violence esthétique qui en émane, de son manque évident de complaisance, d'une rigueur au bout du compte éthique.

Mais avant de s'interroger sur les conditions qui donneraient une soudaine visibilité à ce corpus, qui l'inscriraient malgré lui dans « un air du temps » qualifié avant tout par une aussi soudaine que suspecte attention à l'autre, à la périphérie - et dans ce cas à la périphérie de notre monde, qui commence assez précisément là où s'accumulent nos décharges -, sans doute faut-il s'obliger à bien regarder ces œuvres, à les envisager pour ce qu'elles sont.

Difficilement définissables, si ce n'est par la relation de leur propre constitution, ces « choses » pourraient se résumer, comme l'ont constaté Xavier Douroux et Franck Gautherot', à l'énonciation des matériaux qui les composent : mousses, cartons, tissus et vêtements, plaques ou films de plastique, parpaings, et pour les plus récentes, moules de polystyrène servant initialement à protéger les appareils ménagers, flotteurs de piscine, amarrés, articulés tout dernièrement par des ponctuations de ciment se glissant dans les interstices ou offrant une légère élévation à ces artefacts... Objets de rebut, déchets donc, dont la réunion échappe à des terminologies telles que « sculptures», « assemblages», « arrangements », mais dont la syntaxe, par contre, dit bien que leur réalisation, leur fabrication, s'appuie sur la connaissance et la pratique des codes de notre langage artistique, de cette utilisation spéculative des restes qui, du collage à la présentation, est passée par l'investiture symbolique de la métempsycose, du recyclage ou celle de la taxinomie.

Le travail d'Anita Molinero se situe encore dans ce labeur de collecte, de prélèvement et d'incorporation, qui a qualifié l'activité de désignation et de recensement de la modernité. Mais la collection à laquelle elle invite est une collection de particules et non pas une collection avec particule, elle ne se prête guère à l'analogie, encore moins à la métonymie car, au bout du compte, elle ne cultive pas les préfixes :

Anita Molinero « n'arrange » pas, elle « range », elle « n'aménage » pas, elle « fait le ménage» en quelque sorte...

Une attitude renforcée par la décision justifiée de laisser ces « choses» s'amonceler et se contenir sur le sol, de les montrer au plus près de leur état initial : des objets plus jetés que de rejet, des objets usés, salis, délestés et destitués de leur fonctions, abandonnés au sort de leur désagrégation solitaire, niés, proches d'un état de « déréliction » comme le note justement Yves Michaud, et dont il faut cependant témoigner de la présence intempestive, sidérante.

N'y a-t-il pas en effet chose plus remarquable que ces débris de polystyrène qui jonchent les trottoirs de nos villes, imprimant une tache d'une blancheur immaculée, en tous points artificielle et dont l'aspect porte en soi l'antinomie de ce que nous qualifions comme « saleté » ?

Sans doute parvenons-nous ainsi à distinguer plus précisément la portée du travail d'Anita

Molinero, la pulsion éthique qui le commande.

Indubitablement, ce qui importe davantage pour elle est la propreté et non la pauvreté. (Entendons la « propreté» du regard, son acuité, mais aussi la « propreté » du monde, du quotidien, comme réparation de la pauvreté, de l'indigence). À preuve, elle peut insister sans contradictions sur la « richesse » de ces matériaux « pauvres », sur cette troublante et manifeste beauté qu'ils recèlent plutôt que sur leur valeur d'usage. À preuve encore, elle a la décence logique de ne pas rivaliser avec la collecte de survivance des « cartoneros » lors de son séjour à Bogotá l'an passé.

Ces matériaux restent heureusement des « signes », dissemblables certes, exubérants ou silencieux, mais leur cacophonie même en ferait des « véhicules » sensibles assez parfaits, puisqu'ils savent précisément où se déploie leur nouvelle présence et refusent de jouer sur le spectacle de la misère, sur son économie.

Ils sont assez exactement l'antithèse de ce que peuvent proposer les œuvres d'une Laurie Parsons par exemple, cultivant le formalisme de la mauvaise conscience d'une société de surabondance, ou encore le revers de la médaille des constructions destituées d'une Doris Salcedo ou de l'installation spectaculaire d'une théorie de « balsas » des exilés cubains, revisitées récemment par Kcho, propositions, dans ces deux cas, qui sont faites à notre image, qui en acceptent la conformité et bientôt le conformisme...

Les œuvres d'Anita Molinero n'ont pas réellement d'identité ou d'apparente homogénéité comme pourraient en avoir, encore, les « poubelles » recontextualisées de l'Américaine, et pas davantage de lieux d'ancrages (sic) comme les signalent les nostalgiques prélèvements de la Colombienne ou la théâtralité des radeaux du Cubain.

Ici, on se contente de mettre en exergue les boursouflures ou le prurit d'une altérité sans que l'on puisse prétendre voir, dans cette activité hygiéniste, les bubons symptomatologiques d'une sociologie.

Retour donc à la « vision» plutôt qu'à une «vision du monde ». Anita Molinero, à sa façon, opère un léger recentrage sur les qualités optiques, rétiniennes, qui qualifient toujours l'œuvre et dont on voudrait nous faire croire, par ailleurs, qu'elles seraient obsolètes si elles ne s'alignaient pas de surcroît sur une considération correcte de la « polis ».

Ce sont des œuvres qui engagent plutôt à se questionner sur les possibilités d'énonciation du langage plastique, par leur refus même d'y participer autrement que par son irréductibilité, en le nettoyant et en l'époussetant en quelque sorte, pour faire toujours place propre à sa perception et à sa considération.

À l'heure où il est convenu d'opérer des feintes ultimes qui, prenant acte d'un prétendu épuisement des modalités de nomination artistiques optent aussi benoîtement que cyniquement pour un redéploiement géographique de sa désignation, trouvant plus « belle », au mieux, la saleté des autres que les souillures de sa propre crasse ou les enseignements de ses propres déchets, Anita Molinero se contente

- c'est un euphémisme - d'opposer la résistance d'un dispositif visuel immédiat, mais mûrement réfléchi.

On sait depuis Barry Flanagan qu'il faut au moins deux « bidules» pour que l'œuvre tienne. Mais deux bidules dont l'accouplement dise son originalité plutôt que provenant de l'étrange fable soi-disant paradigmatique de Lautréamont où beaucoup, faute de mieux et d'imagination, s'engouffrent toujours à loisir. On connaît moins l'œuvre parodique de Marc Tansey, et son tableau, déjà un peu daté, « A short history of modernist painting » (1979/80), où, en de multiples vignettes, on s'emploie à recenser les gestes artistiques passés au crible d'activités quotidiennes. La majorité de ces actions - de ces exercices ? - se passe « au sol » : on balaie, on carrelle, on aplanit, on pose, on troue, on étend... À chaque fois, le résultat est que « ça tient » : au minimum, ça fait tache.

Anita Molinero a choisi de baliser son terrain, le nôtre, de faire des petits tas pour qu'on remarque tout autant où on met les pieds que pour nous prévenir de ne pas marcher dessus.

Entreprise modeste, peut-être, mais indispensable. Il se pourrait qu'il n'y ait pas de meilleur soclage que celui de l'eau de Javel, qui, contrairement à ce que l'on pourrait croire, n'aseptise pas, mais désinfecte.

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